mercredi 23 octobre 2013

Chronique littéraire : Certaines n'avaient jamais vu la mer, de Julie Otsuka

Ce n’est pas un roman, mais une longue incantation à plusieurs voix. Celles des centaines de jeunes femmes Japonaises entraînées dans un voyage sans retour, dans les années 1920. Achetées par des compatriotes immigrés en Amérique, séduites par correspondance, elles espèrent un mariage, une situation confortable sur la côte Ouest des Etats-Unis. A l’arrivée à San Francisco, elles découvrent de pauvres hères, vivant dans la misère, qui les battent, les violent, et les mettent au travail.

Des milliers de rêves sur le bateau, des milliers de tragédies sur terre, l’adaptation forcée, le travail harassant, une vie de bêtes de somme, hommes et femmes confondus. Et puis naissent des enfants, une amélioration des conditions se dessine, la communauté s’organise, industrieuse, volontaire, soudée. L’intégration réussit. L’avenir sourit.
Pas pour longtemps. En 1941, l’attaque de Pearl Harbor condamne les Japonais immigrés, désignés par l’état US comme fauteurs de troubles, espions, ennemis. Leurs quartiers sont cernés, puis vidés, hommes, femmes, enfants entraînés dans des camps de travail. Il faut fuir, tout abandonner, encore, et repartir à zéro.

Julie Otsuka révèle dans son récit un épisode peu glorieux de l’immigration japonaise aux USA. Par son choix d’une voix démultipliée, elle réinvente le chœur antique, et lui confère une valeur d’éternité.  Un chant de détresse, infiniment reproduit dans d’autres lieux, sous d’autres cieux.
Née en 1962 en Californie, elle-même d'origine japonaise, elle a obtenu le prix Femina étranger 2012 pour Certaines n’avaient jamais vu la mer, disponible maintenant en collection 10/18 au prix de 6.60€.

Chronique publiée dans le JTT du jeudi 17 octobre 2013.

jeudi 17 octobre 2013

1783, premier vol de l'homme

C’est le titre d’un documentaire passionnant, présenté par Arte, sur les premiers vols habités en montgolfière. Images superbes, tournées en partie à Annonay, patrie des Frères Montgolfier. Le film mêle deux époques, deux épopées : aujourd’hui, le pari fou d’une poignée d’obstinés pour reconstituer à l’identique l’aérostat du premier envol humain, en novembre 1783. En contrepoint, il raconte l’histoire extraordinaire de l’aérostation à la fin du XVIIIème siècle.

A Annonay, Mercedes, constructrice de ballons, et Guillaume, descendant de l’illustre famille de Montgolfier, souhaitaient fêter dignement le 230ème anniversaire de la première incursion de l’homme dans l’espace, en reconstituant exactement le ballon utilisé par les Frères Montgolfier. Recherches historiques, contacts avec différents fabricants, conseils de spécialistes, les études préliminaires ont été longues, avant de passer à l’élaboration du ballon proprement dit, environ 20 m de haut, constitué de 24 fuseaux de toile de coton enduite de papier.

Les deux passionnés ont fait fabriquer des feuilles de papier à l’ancienne dans un moulin d’Ambert, essayé la colle de poissons pour les appliquer sur les 1000 m2 de toile, appris à mélanger les poudres de couleur traditionnelles pour reproduire les décors d’époque, bleu azur et or, au Musée du papier peint de Rixheim. Cousu ensemble les fuseaux, testé le gonflement à l’air chaud par feu de paille. Après avoir surmonté nombre de difficultés techniques, enfin, la majestueuse montgolfière s’est élevée dans le ciel d'Annonay ! Grâce à Arte, on peut revivre cet instant magique, avec le même émerveillement que le conservateur du Musée de l'Air et de l'Espace de Washington, venu spécialement assister à la performance.

Tout comme son compatriote Benjamin Franklin, 230 ans auparavant, a décrit avec enthousiasme la compétition entre inventeurs, ballon à air chaud des frères Montgolfier contre ballon à hydrogène de J.A. Charles.  Il a assisté au premier vol habité, à Versailles, en présence de Louis XVI et sa cour. Dans la nacelle, un mouton, un coq et un canard : on ne savait pas si l’homme survivrait ! Puis Pilâtre du Rozier a obtenu du roi l’autorisation de devenir le premier humain volant … Un rêve fou, qui s’est concrétisé le 21 novembre 1783. 

« 1783, le premier vol de l’homme » sera rediffusé dimanche 27/10 et mercredi 30 sur Arte. A vos écrans !

jeudi 10 octobre 2013

Chronique littéraire : Les mots de ma vie, de Bernard Pivot

En cette période de rentrée scolaire, rendons hommage à Bernard Pivot, obstiné défenseur de la langue française, qui a remis la dictée à la page.
Sous forme d’un dictionnaire, les mots proposés dans cet ouvrage révèlent avec légèreté une personnalité intime et complexe. Sa géographie personnelle, le Lyonnais, son amour de la table, de la vigne, son histoire familiale, sa réussite télévisuelle sont présentés avec intelligence et drôlerie, dans une langue à la fois gourmande et travaillée.
 
D’Apostrophes en Dictée, de Carabistouille en Chafoin, d’Ortolan en Poularde, de Football en Marron, toute une vie se dessine, à la fois médiatique et discrète. Bernard Pivot aime les mots, et les mots le lui rendent bien. Il les décortique, fait des associations loufoques, philosophe avec le sourire. Son texte est inventif et drôle, on se régale à retrouver des expressions désuètes, des vocables poétiques ou élégants, des réminiscences de patois...

Bernard Pivot, né en 1935 à Lyon, fut journaliste et animateur de nombreuses et populaires émissions littéraires, dont Apostrophes. Passé de l’autre côté, il n’a pas dit son dernier mot : c’est lui qui écrit maintenant, des romans légers, ou des tweets percutants.

Les mots de ma vie est disponible en Livre de Poche au prix de 6.90€.

Chronique publiée dans le JTT du jeudi 10 octobre 2013.

mercredi 2 octobre 2013

Le MuCEM, j'aime

Sortir des entrailles de la terre (un parking souterrain sous le port de la Joliette), émerger en plein soleil. Ciel azur, mouettes criardes, mistral violent : vertige. Puis l’œil s'habitue à la lumière. De tous côtés, le décor est grandiose : mer bleu cobalt, imposants immeubles du port de commerce, non moins majestueux bateaux de croisière, cathédrale Major impassible devant l'incessant trafic routier, et, au bout de l'immense esplanade, le MuCEM, cube de béton-dentelle, vision magique.
L'architecte Rudy Ricciotti a conçu pour le Musée des Civilisations de l'Europe et de la Méditerranée un carré parfait de 72 m de côté, encadrant un autre carré intérieur, dans un matériau exceptionnel, un béton gris foncé travaillé en résille. Reflets argentés, découpage harmonieux, photogénie absolue, sur fond bleu, blanc ou ocre. Cet écrin, à la fois massif et aérien, posé face à la mer, est d'une beauté fascinante.

Entrée fluide, direction quatrième étage, pour apprécier le panorama. Difficile de trouver de nouveaux superlatifs, chaque angle de vue est sublime. Le Fort Saint Jean, tout proche, parfaitement restauré, forme un contrepoint idéal au MuCEM, avec ses pierres blondes dominant la mer. La passerelle piétonne qui permet de passer de l'un à l'autre, ouvre un extraordinaire espace de promenade, de détente, de beauté architecturale. Toute la zone est d'accès gratuit, seules les expos sont payantes. Les Marseillais sont gâtés !
Depuis les remparts du Fort, panorama à 360° : le Vieux Port, le Pharo, la Bonne Mère. L'infini de la mer, et de la côte rocheuse, le MuCEM et son patio intérieur. Chemins de ronde tortueux, jardins suspendus, tours de guet. On a planté épices et aromates, légumes anciens, oliviers et figuiers. Le Fort Saint Jean est un lieu spectaculaire et inattendu.

Retour au MuCEM pour les expos. Au RDC, la Galerie de la Méditerranée évoque les points communs aux pays qui la bordent, agriculture, religion, citoyenneté... Au niveau 2, une exposition marginale porte bien son nom : Le grand Bazar. A côté, une exposition exhaustive, Le Noir et le Bleu, éclaire l'histoire, la géographie, les courants artistiques et les civilisations de la Méditerrannée. C'est riche, très documenté. Il faudrait prendre son temps, fouiller les détails, mais la fatigue se fait sentir.
Après quatre heures de visite, une pause s'impose. La terrasse du MuCEM permet d'apprécier la douceur de septembre, la lumière de fin d'après-midi joue avec la dentelle de béton. Le bonheur est sur le toit.