Dans une classe de maternelle, chaque jour, disent les programmes, on apprend à « vivre ensemble ». A partager nos jeux, à prêter une gomme, à chercher des solutions quand on a un problème, à aider un copain à fermer son manteau ou à finir sa construction. Vivre ensemble, on y travaille au quotidien depuis des mois : grandir en allant à la rencontre de l’autre, s’enrichir des échanges, faire confiance et devenir de plus en plus capables de vivre en groupe. Désormais l’autre c’est la méfiance, la protection, la distance. L’école est truffée de signaux d’alerte, de sens interdits, de barricades.
Le deuxième pilier de l’école maternelle, c’est celui du langage. Échanger au sujet d’une histoire qu’on vient de lire, raconter ses aventures du week-end, se parler de nos soucis, sourire ou mimer, faire des grimaces aussi. Faire répéter, imiter pour corriger les défauts de prononciation de nombreux enfants ou simplement pour articuler un mot difficile. Apprendre à lire en associant les mouvements de la bouche aux sons que l’on produit. Désormais le langage sous son masque n’a presque plus de visage.
Dans notre classe, nous pouvons circuler librement, parfois nous rouler par terre, nous coucher sur le banc, ramper sous une table ou se mettre en chaussettes pour grimper sur un coussin ... Parce qu’à notre âge bouger est un besoin vital. Désormais chacun doit se tenir toute la journée à sa place, en classe comme en récréation, désormais on se déplace en suivant un sens de circulation.
Dans notre classe, le contact physique est rassurant. On se range par deux, on a parfois besoin de câlins pour soigner un chagrin, on remet nos barrettes dans les cheveux, on se tient par la main, on se fait des bisous. Il y a des ATSEM toujours là pour nous aider à moucher un nez qui coule, enfiler une chaussure, parfois nettoyer un petit accident. La classe est un endroit qui sécurise autant qu’il inspire : on y prépare des gâteaux pour les anniversaires, en léchant à tour de rôle la cuillère et en suçant nos doigts. Et on déguste notre part sur laquelle un copain vient de souffler très fort !
Désormais on respecte un mètre de distance et on désinfecte chaque chose que vous avez touchée. C’est là tout ce qui fait que cette classe est un endroit vivant, bouillonnant, joyeux, chaleureux. Humain. L’école qui a ouvert cette semaine, ce n’est pas cette école : certains adultes imaginent que nous pourrons faire classe sans rien toucher, sans bouger, en restant éloignés les uns des autres. Ils ont dû oublier que l’école ça ne pouvait pas être ça. On ne peut pas faire des enfants des petits robots inactifs, passifs, à qui l’on apprend à se méfier de l’autre. Faire de la classe un endroit où l’on a peur de tomber malade. Faire que les familles aient peur de mourir à cause de l’école.
Certains enfants ne reviendront même pas à l’école, il faudra vider leur pupitre, revoir le travail qu’ils n’ont jamais pu terminer, retrouver leur crayon grignoté, leur livre de bibliothèque préféré. Mettre leur matériel dans un sac poubelle, comme si on mettait le reste de l’année aux vidanges.
Si j’avais pu, j’aurais tellement aimé se dire au revoir autrement. Terminer l’année sous un soleil éclatant, en pleine canicule, avec une belle fête pour prendre le temps de se dire qu’on va se revoir l’année prochaine. Si j’avais pu, j’aurais pris le temps de vous regarder dans les yeux et vous dire à quel point je suis fière de tout le chemin que vous avez accompli. J’aurais pris le temps, chaque jour, de terminer la mission que je me suis donnée à la rentrée.
Prenez soin de vous mes élèves. J’espère que vous garderez votre soif d’apprendre au cours des prochaines semaines, que vous aurez la force de rester des enfants malgré l’absurdité du monde de certains adultes.
Article de ACC publié dans le JTT du jeudi 21 mai.
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