dimanche 25 février 2024

Papeterie, houille blanche et art nouveau: la maison-musée Bergès

Aristide Bergès (1833-1904) est un de ces ingénieux ingénieurs acteurs de la révolution industrielle dans la région de Grenoble.  Héritier d’une longue tradition papetière, il a mis au point l’exploitation des ressources hydrauliques de la montagne pour faire fonctionner ses machines, dont le défibreur, indispensable pour transformer le bois en pâte à papier. Ses revenus lui ont permis de construire une superbe villa près de Grenoble, devenue un musée gratuit.

Aristide Bergès arrive dans le Grésivaudan en 1867, après avoir travaillé dans les chemins de fer, la grande innovation de l’époque. Avec ses compétences et son esprit novateur, il perfectionne les machines papetières existantes. La mécanisation change tout, le métal est substitué au bois pour l’équipement des engins industriels, et le bois remplace les chiffons utilisés pour fabriquer le papier. C’est l’âge d’or des papeteries dans les Alpes, qui fournissent à la fois matière première, force motrice et main d'oeuvre.

En 1869, Bergès aménage pour sa papeterie de Lancey près de Grenoble une première chute d’eau de 200 m, en installant de spectaculaires conduites forcées qui actionnent les machines. En 1882, il innove encore : aux turbines actionnées par les conduites forcées d’une chute de 500 m, il ajoute une dynamo Gramme : il produit ainsi du courant électrique. C’est la naissance d’une nouvelle énergie, l’hydroélectricité, qui se répand sous le vocable de « houille blanche ». Bergès la popularise à l’Exposition universelle de Paris en 1889. En 1896, il fonde la Société d'éclairage électrique du Grésivaudan. Non content de fournir de l'électricité à bas prix à toute la vallée, il alimente la ligne de tramway de Grenoble à Chapareillan.

Auteur de nombreux brevets, ce patron progressiste, maire de Lancey, participe pleinement à son époque. Il contribue à faire de la région grenobloise un pôle mondial des techniques utilisant l’hydroélectricité. La Maison Bergès, installée sur le site de l’ancienne papeterie de Lancey, est devenue un musée dédié à sa mémoire. C’est une splendide demeure de style Art nouveau, décorée en partie par le célèbre peintre Mucha, où art et industrie se mêlent, témoignant de l’âge d’or de l’inventivité au début du 20e siècle. 

La Maison Bergès, musée de la Houille blanche, se trouve à 15 km de Grenoble, à Lancey, Villard-Bonnot. Une visite passionnante, à l’entrée gratuite. Tél : 04 38 92 19 60

Article publié dans le JTT du jeudi 22 février 2024.

samedi 17 février 2024

pour profiter de la neige, il n'y a pas que le ski !

Un grand soleil inonde les montagnes, la neige nous appelle, offrant des aventures à tous les publics : Le ski de fond, qui permet de parcourir de grands espaces hors du monde. La luge, qui réjouit toujours les plus jeunes. Le bonhomme de neige, qui conserve sa popularité. Ou simplement retrouver le plaisir de marcher dans la neige, avec aux pieds de bonnes chaussures ou des raquettes.

Comme pour la balade à pied, pas besoin d’apprentissage avec les raquettes, l’avantage c’est de pouvoir marcher facilement en neige profonde, les raquettes empêchant de s’y enfoncer. On profite alors d’une grande liberté : couper à travers la forêt, sauter les fossés, enjamber les genévriers, rhododendrons ou myrtilliers. Lorsque la neige est glacée, les crampons permettent d’accrocher et d’avancer sans glisser. Lorsqu’il y a des passages sans neige, on enlève les raquettes en un tour de main. Bref, c’est une aide légère et maniable qui permet de parcourir tous les terrains.

Les stations du Vercors proposent des balades accompagnées par des guides connaissant le pays, sa faune et sa flore. L’occasion de découvrir avec eux des empreintes d’animaux, apprendre à les identifier : campagnol, écureuil, lièvre, renard, chamois…  D’observer les particularités des épicéas, sapins, mélèzes et pins arolle. D’écouter les oiseaux, casse-noix moucheté ou tétras-lyre… Une leçon de nature dans la bonne humeur.

On peut aussi tester la balade en traîneau à chiens. Une aventure qui rappelle les lectures d’enfant, Jack London et Croc-Blanc... Là, ce n’est plus en autonomie, puisqu’on s’abandonne à un équipage et son musher. C’est l’occasion d’aller plus loin dans la forêt, plus vite, d’apprécier la cohésion entre les Huskies et leur maître, de comprendre leur hiérarchie : le chien de tête, intelligent, qui sait obéir aux ordres « droite », « gauche », les quatre chiens de vitesse derrière, enfin les costauds placés devant le traîneau. Parfaitement adaptés au climat, ces athlètes ne rechignent pas devant une caresse à l’arrivée.

Quand neige et soleil sont au rendez-vous, la montagne nous gagne. Le problème à Tain-Tournon, c’est qu’il faut une voiture équipée de pneus neige. Deux possibilités sinon : Le ski-club qui organise un bus chaque dimanche. Et les navettes qui relient Valence-Romans à Font d‘Urle. Ou le covoiturage. Car avec les transports en commun, il faut 3h pour atteindre le Vercors enneigé, qui n’est pourtant qu’à 70 km !


Article publié dans le JTT du jeudi 22 février 2024

vendredi 9 février 2024

Chronique littéraire : Le mage du Kremlin, de Giuliano da Empoli

Un livre prémonitoire, écrit avant la guerre en Ukraine, qui montre comment Poutine a accédé au pouvoir suprême et entend bien y rester.

Le mage du Kremlin, ce n’est pas Raspoutine, mais l’éminence grise de Poutine, celui qui a mis en scène son ascension fulgurante. C’est un homme issu du milieu artistique, Vadim Baranov. Un nom d’emprunt pour le véritable stratège de la communication, qui œuvra en sous-main à la cour du nouveau Tsar. Disparu depuis de tous les radars…

Ce pseudonyme permet à l’auteur d’ajouter de la fiction à un état des lieux parfaitement réaliste du fonctionnement du pouvoir russe. Car tous les autres personnages sont bien réels. Oligarques et courtisans se disputent les faveurs du Tsar, prêts à tout pour rester en grâce. Poutine joue avec eux, sans aucun état d’âme, il les utilise puis les relègue, exil doré ou prison dans le meilleur des cas, simple élimination sinon.

Vadim Baranov, son conseiller spécial, sait utiliser tous les rouages de la communication pour mettre en scène les projets conquérants du Tsar, de la guerre en Tchétchénie à celle d’Ukraine, en passant par les Jeux olympiques de Sotchi. Il surpasse les autres conseillers en misant sur l’irrationnel de l’âme russe pour faire campagne. Et ça marche pendant quelques années. Mais Baranov lui aussi est sur un siège éjectable, comme tous les autres.

Giuliano da Empoli, ancien diplomate, professeur à Sciences Po, sait de quoi il parle. Binational italo-suisse, il nous offre un éclairage saisissant sur l’histoire contemporaine, l’avènement de Poutine et l’établissement de sa politique dans la durée. La mise en scène hégémoniste qui prépare à l’agression de l’Ukraine, voire plus, fait froid dans le dos. Ainsi que l’analyse critique de la société occidentale en déshérence aussi. Quelle sera la suite ?

Un grand roman, passionnant et instructif. Publié maintenant en livre de poche chez Folio.

Chronique publiée dans le JTT du jeudi 22 février 2024.

samedi 3 février 2024

Balthazar Gérard, fanatique, assassin et martyr

A Vuillafans dans le Doubs, une rue s’appelle « rue Gérard », on y trouve la « maison Balthazar ». Ces noms, qui paraissent anodins, cachent pourtant une histoire sanglante étonnante : Balthazar Gérard doit sa célébrité au fait d’avoir assassiné Guillaume d’Orange en 1584. Pourquoi un assassin a-t-il été traité en héros en Franche-Comté ? Les retournements de l’Histoire nous l’expliquent.

 L’enfance de Balthazar et le contexte espagnol

Balthazar Gérard naît à Vuillafans en 1557 dans une fratrie de onze enfants. Son père Jean Gérard est un bourgeois fervent catholique, sa mère est d’origine hollandaise. A l’époque, la Franche-Comté (fief de Bourgogne) est sous domination espagnole et rattachée aux Pays-Bas, espagnols eux aussi. Le roi d’Espagne Philippe II, qui règne depuis Madrid, a confié l’administration de ces provinces septentrionales à sa sœur Marie de Parme assistée du cardinal de Granvelle, éminent dignitaire Comtois.

Philippe II est alors le personnage le plus puissant d’Europe, son royaume s’étend de l’Espagne aux Pays-Bas en passant par Milan, Naples, la Sicile, la Bourgogne et l’Autriche… (Le royaume de France est alors entièrement cerné par l’empire des Habsbourg). Elevé dans la tradition catholique stricte, Philippe II est le champion de la Contre-Réforme, il persécute les protestants, encourage l’Inquisition. Quand les Pays-Bas gagnés par le protestantisme se révoltent contre l’administration espagnole catholique, la situation lui est intolérable.

Le cardinal de Granvelle a en effet mis le pays à feu et à sang, en organisant une répression terrible contre les protestants. Car aux Pays-Bas toutes les couches de la société sont favorables au protestantisme. Les gentilshommes locaux dénoncent les exactions, demandent le départ de Granvelle, et l’obtiennent en 1564. Mais leur révolte prend de l’ampleur, ils ne tolèrent plus la présence des troupes espagnoles qui pillent le pays, souhaitent aussi se libérer de la tutelle administrative espagnole, et de leur souverain Philippe II. A leur tête : le prince Guillaume d'Orange-Nassau, appelé Guillaume le Taciturne. Un homme intègre et populaire, jusque-là associé au régime.

La conversion de Guillaume d’Orange,

Ce prince hollandais, né à Nassau en 1533, héritier entre autres de la principauté d'Orange, au sud de la France, a d’abord été élevé dans la foi catholique à la cour de Charles Quint. Quand en 1559, Philippe II a succédé à son père, il a même été nommé stathouder (gouverneur) des provinces de Hollande, Zélande et Utrecht. Mais Guillaume s’insurge contre les exactions des Espagnols contre les protestants et le 31 décembre 1564, devant le Conseil d'État, il exprime sa conviction intime, proprement révolutionnaire : « Je ne peux pas admettre que les souverains veuillent régner sur la conscience de leurs sujets et qu'ils leur enlèvent la liberté de croyance et de religion. » La rupture avec Philippe est consommée.

Guillaume d'Orange doit s'enfuir en Allemagne. Il se convertit ensuite au calvinisme et revient aux Pays-Bas avec 20 000 hommes en mars 1572. Fort du soutien populaire, il est nommé gouverneur des Pays-Bas par les insurgés. Mais n'arrive à s'imposer qu’au nord, sur le littoral de la Frise, de la Zélande et de la Hollande. Les provinces du sud (actuelle Belgique) restent aux mains des Habsbourg. La scission entre les différentes provinces est entérinée.

L’exaspération de Philippe II est telle qu’il signe en 1580, sous l’influence de Granvelle, un incroyable édit promettant l'anoblissement et 25 000 écus à quiconque tuerait Guillaume d’Orange.

La décision de Balthazar

L’écho des événements qui bouleversent les Pays-Bas arrive en Comté bourguignonne, et dans les années 1570, Balthazar Gérard, alors âgé d’une douzaine d’années, en est informé. Le soutien donné par le prince d’Orange aux protestants, sa conversion à cette religion honnie et sa rébellion contre le roi le révoltent. Catholique fanatique, comme son père, Balthazar développe alors le désir obsessionnel de tuer Guillaume d'Orange. Il mûrira ce projet plusieurs années. Et lorsqu'en juin 1580 Philippe II fait connaître sa décision de récompenser quiconque tuera le félon, c’est le déclic : Balthazar Gérard se sent appelé, se sait capable d’accomplir cette mission. Il entreprend le voyage jusqu’à Delft aux Pays-Bas pour assassiner Guillaume.

Comment et pourquoi un jeune homme de 26 ans, natif d’un modeste village comtois a-t-il l’audace de se lancer dans une telle entreprise ? Plusieurs suppositions peuvent l’expliquer : Le fanatisme religieux de l’époque et de la région. L’appât du gain, l’espoir d’une petite noblesse aussi. Mais d’autres influences ont certainement joué un rôle :  L’omniprésence locale des Granvelle, maîtres de la contrée, au destin prestigieux à la cour d’Espagne. Par leur entourage, la famille Gérard pouvait être facilement informée des volontés de Philippe II. Eventuellement être récompensée. Peut-être aussi l’influence de la mère de Balthazar, d’origine hollandaise, a-t-elle dédramatisé ce voyage en terre inconnue ? Il fallait aussi un soutien financier.

L’assassinat de Guillaume le Taciturne

En jeune homme sûr de sa mission, Balthazar part donc pour Delft, résidence de Guillaume aux Pays-Bas. Il s’arrête à Utrecht, quand il apprend que Guillaume vient d’être victime d’un attentat. En effet, en mai 1581, les états généraux des Provinces-Unies du nord ayant proclamé la déchéance du roi d'Espagne, une riposte inévitable advient le 15 mai 1582, à Anvers : un mercenaire tire au pistolet sur Guillaume d'Orange. Le prince est blessé et l'assassin aussitôt mis en pièces par la foule. Un détail qui n’affecte pas Balthazar, fanatisé.

Guillaume ayant survécu à ses blessures, Balthazar poursuit donc son chemin jusqu’à Delft. Son plan est bien préparé, il se fait passer pour un protestant en fuite, afin d'approcher Guillaume. Dès son arrivée, il mène une vie austère, assiste aux offices protestants, prétend avoir des renseignements à donner au prince. Par des connaissances il parvient à approcher Guillaume au Prinsenhof, lui parler, celui-ci lui confie même une petite mission pour son retour en France. Pendant quelques jours, Balthazar Gérard revient régulièrement au palais de Delft, s’y fait connaître. Et le 10 juillet 1584, il attend le passage de Guillaume et tire sur lui trois balles de pistolet. Guillaume succombe quelques minutes après. Dans le tumulte, Balthazar arrive à s’enfuir, mais il est capturé plus tard sur les fortifications de la ville.

Après un interrogatoire, d’affreuses tortures et un procès rapide, où il déclare avoir obéi aux ordres de son roi, et ne regrette rien, il est exécuté le 14 juillet. La liste des horreurs qu’il subit avec courage, sans se plaindre, est atroce. Main droite brûlée au fer rouge, peau arrachée de ses os avec une tenaille ardente. Le cœur extrait de son corps et jeté au visage. Décapité puis écartelé, les différentes parties de son corps exhibées en ville, tandis que sa tête est empalée sur une perche et placée devant la maison du prince d’Orange.

Ainsi finit Balthazar Gérard, devenu héros dans Vuillafans la catholique. En apprenant la nouvelle, Philippe II jubile, il a gagné. Pourtant il ne s'empresse pas de s'acquitter de la promesse de récompense. C'est seulement par des lettres du 20 juillet 1590, et après de longues sollicitations des héritiers Gérard, qu'il leur cède les seigneuries de LièvremontHoutaud et Dommartin, confisquées sur le prince d'Orange au comté de Bourgogne, pour en jouir en toute propriété, jusqu'à ce que les vingt-cinq mille écus promis leur soient payés par lui ou ses successeurs.

Et maintenant ?

Aux intégrismes religieux a succédé la laïcité à tout prix. Pourtant à Vuillafans subsiste un témoignage de ces exactions fanatiques, avec la plaque de la rue Balthazar Gérard. Au Musée Sarret de Grozo Arbois, on trouve aussi une toile anonyme du 16e siècle illustrant l’assassinat. Cet événement majeur dont la Comté pouvait s’enorgueillir à l’époque de Philippe II et du cardinal de Granvelle a depuis totalement disparu des mémoires comtoises.

Contrairement aux Pays-Bas, où Guillaume d’Orange-Nassau n’est pas du tout oublié. Il est même considéré et fêté comme le libérateur du pays. Et l'hymne national hollandais « Het Wilhelmus » (le Guillaume) a été écrit en son honneur :

Guillaume de Nassau
je suis, de sang allemand,
à la patrie fidèle
je reste jusque dans la mort.
Un Prince d'Orange
je suis, franc et courageux,
le Roi d'Espagne
j'ai toujours honoré.

De vivre dans la crainte de Dieu
je me suis toujours efforcé,
pour cela je fus banni,
de mon pays, de mon peuple éloigné.
Mais Dieu me mènera
comme un bon instrument,
de telle manière que je retourne
dans mon régiment…


Article publié dans Esprit Comtois numéro 33.