Chacun à Besançon connaît le Palais Granvelle, actuel musée du Temps, et la promenade Granvelle, lieu de détente, mais l'incroyable destinée des Granvelle, père et fils, est particulièrement méconnue. Pourquoi ? Parce qu’à l’époque, la Franche-Comté étant possession espagnole, les ambitieux Perrenot de Granvelle ont servi l’empereur Charles Quint. Ils n’apparaissent donc pas dans l’histoire de France, alors qu’ils occupèrent des postes prestigieux à travers toute l’Europe de la Renaissance. Ils amassèrent ainsi une fortune considérable, qui leur a permis d’édifier le Palais Granvelle pour Nicolas, l’hôtel de Montmartin (ancien hôpital Saint-Jacques) pour Antoine. Collectionneurs, mécènes, protecteurs des éditeurs, ils s’adonnèrent avec passion à leur goût pour l’art. Maîtrisant admirablement leur image par la multiplicité de portraits, médailles, estampes, ils ont assis leur pouvoir, affiché leur illustre statut, faisant oublier leur origine modeste. Leur famille a gravi en quelques générations tous les échelons sociaux. Paysans du village d’Ouhans près des sources de la Loue, puis embourgeoisés à Ornans, les Perrenot se sont imposés dans la diplomatie internationale en tissant un réseau habile de relations jusqu’au pouvoir suprême.
Nicolas Perrenot de
Granvelle, fils de notaire, est
né en 1484 à Ornans. Après de solides études à l’Université de Dole, il
devint conseiller au parlement de la ville, instance qui gouvernait alors la
Franche-Comté espagnole. Rapidement remarqué pour ses qualités diplomatiques,
ses appuis (il épousa en 1513 Nicole Bonvalot, héritière d’une grande famille
bisontine) il entra au conseil privé de Charles Quint, comte de
Bourgogne, et donc suzerain
de la ville impériale de Besançon,
en 1524, puis devint son Garde des Sceaux et homme
de confiance. Devenu un des personnages les plus puissants de l’empire, il fit
entrer ses enfants dans des familles illustres et poussa son fils aîné Antoine
vers la carrière ecclésiastique. Il mourut à Augsbourg, principale ville du
Saint-Empire romain germanique en 1550.
Antoine Perrenot de Granvelle, son fils, né le 20 août 1517 à Besançon, a largement bénéficié du chemin tracé par son père. Après de brillantes études de droit et de théologie dans plusieurs prestigieuses universités européennes, Dole, Paris, Louvain, Bologne, Padoue, outre le latin, la langue européenne d'alors, il maitrisait le français, l’allemand, l’espagnol, le flamand, l’italien. L’idéal pour servir à son tour Charles Quint, empereur du Saint-Empire mais aussi roi d’Espagne, des Pays-Bas, de Naples, duc de Bourgogne, de Milan et d’Autriche, le personnage le plus puissant du 16ème siècle. En 1534, à 17 ans, Antoine entra au secrétariat de l’empereur. En 1538, il fut nommé évêque d’Arras, puis chargé d’administrer les Pays-Bas, en tant que premier ministre. Une région secouée par les guerres de religion, où sa fermeté a laissé une empreinte sombre : répression contre les réformés, installation de l’inquisition. Son hostilité était marquée contre la France, puissance rivale dirigée par François Ier puis Henri II, contre qui les guerres furent récurrentes. Antoine contribua à la suprématie des Habsbourg en Europe en négociant le mariage de Philippe II, fils de Charles Quint, avec la reine d’Angleterre Marie Tudor. De fait la France se retrouvait totalement encerclée.
Promu cardinal en 1560, donc l’égal des princes, sous le règne de Philippe II, il fut cependant rappelé des Pays-Bas en 1564. Pendant une courte mise à l’écart, jusqu’en1565, il revint à Besançon où il finança les établissements francs-comtois, tels que le prieuré de Mouthier-Haute-Pierre, le collège des jésuites (actuel Victor Hugo) … Très attaché à Ornans, berceau de la famille, Antoine fit édifier une chapelle dans l’église Saint-Laurent, pour donner une sépulture digne à ses grands-parents, Pierre Perrenot et Etiennette Philibert. Cette chapelle fut décorée d’objets pieux de grande valeur, dont une copie du Bronzino offert à son père, œuvre emblématique du musée des Beaux-Arts. Il a aussi financé la reconstruction des deux ponts sur la Loue en 1564 et l’institution de la mairie en 1576.
Antoine participa à toutes les grandes décisions européennes : Concile de Trente en 1563, conclave de Rome en 1565. Il négocia l'alliance entre les États pontificaux, la république de Venise et la couronne d'Espagne contre l'empire ottoman, le 25 mai 1571, alliance victorieuse à la bataille de Lépante. Nommé vice-roi de Naples, puis président du conseil suprême d'Italie et de Castille, il mourut le 21 septembre 1586 à Madrid.
Antoine de Granvelle possédait une superbe collection d'art, en partie héritée de son père. Il l’a enrichie d’œuvres des artistes préférés des Habsbourg, tels que Titien, mais aussi Pieter Brueghel l'Ancien. Il se fit portraiturer de nombreuses fois, par divers artistes célèbres, afin de montrer sa puissance. La plupart de ses tableaux sont maintenant dans les musées d’Amsterdam, Vienne ou Madrid. Le tableau de Bronzino, Déploration sur le Christ mort, offert par Cosme de Médicis à Nicolas de Granvelle, exposé jusqu'à la Révolution dans la chapelle funéraire des Granvelle aux Carmes de Besançon, est la star du musée des Beaux-Arts de Besançon. Antoine de Granvelle possédait en outre une bibliothèque magnifique. Protecteur de l'imprimeur Christophe Plantin, il lui assura le monopole de la publication des ouvrages de piété pour l'Espagne. Il fit éditer des bibles en toutes les langues pour lutter contre l’influence de la Réforme, ainsi que des ouvrages d'érudition. Entre autres, les auteurs antiques et le premier livre en latin destiné aux lettrés européens : l’oeuvre de l’architecte Palladio, par Daniele Barbaro. Dans chacun de ces précieux ouvrages, la première page était consacrée à une dédicace en latin au Cardinal de Granvelle. Encore une façon de montrer son influence. La bibliothèque municipale de Besançon a hérité d’une partie de la collection d’ouvrages des Granvelle, ainsi que leurs papiers d'État, qui témoignent d’une intense activité diplomatique et politique à travers l’Europe.
C’est un particulier, le bibliothécaire Charles Weiss
(1779-1866), homme de lettres et bibliographe, conservateur de la bibliothèque
de Besançon, qui a le premier réalisé l’importance des Granvelle, oubliés à
l’époque. Passionné par leur destinée, il financé par testament l’érection
d’une statue en marbre du cardinal Antoine Perrenot de Granvelle à Besançon. La
statue, réalisée par le sculpteur bisontin Jean Petit en 1897, représente le
prélat lors de l’abdication de Charles Quint en faveur de son fils Philippe. Un
moment fondamental, puisque c’est le cardinal qui a parlé au nom du futur roi,
celui-ci ne connaissant pas le flamant. La statue est ornée de quatre putti en
bronze placés aux angles du socle, symbolisant les arts soutenus par les
Granvelle. Mise en place en mai 1898 dans la cour du palais Granvelle, elle y
resta jusqu' en 1952, puis fut déplacée à Ornans. Une relégation qui explique
peut-être la méconnaissance locale du rôle des Perrenot de Granvelle au cœur de
l’Europe de la Renaissance.
L’année 2017 leur a redonné une place d’honneur : le 500ème anniversaire de la
naissance d’Antoine a été célébré par une superbe exposition au palais
Granvelle : « L’Eminence Pourpre », tandis qu’à Ornans et
Besançon se déroulaient expositions, conférences et spectacles. A l’heure de
l’Europe, la Franche-Comté peut s’enorgueillir d’avoir été le berceau d’une prestigieuse
famille d’hommes d’état, dont l’influence ignorait les frontières.
Article publié dans L'Esprit Comtois numéro 21: Automne-Hiver 2020.
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