Il y a 50 jours, brutalement, sans prévenir, toutes les
écoles ont dû fermer. Et les mêmes décideurs veulent maintenant les faire
réouvrir.
Dans une classe de maternelle, chaque jour, disent les
programmes, on apprend à « vivre ensemble ». A partager nos jeux, à
prêter une gomme, à chercher des solutions quand on a un problème, à aider un
copain à fermer son manteau ou à finir sa construction. Vivre ensemble, on y
travaille au quotidien depuis des mois : grandir en allant à la rencontre de
l’autre, s’enrichir des échanges, faire confiance et devenir de plus en plus
capables de vivre en groupe. Désormais l’autre c’est la méfiance, la
protection, la distance. L’école est truffée de signaux d’alerte, de sens
interdits, de barricades.
Le deuxième pilier de l’école maternelle, c’est celui du
langage. Échanger au sujet d’une histoire qu’on vient de lire, raconter ses
aventures du week-end, se parler de nos soucis, sourire ou mimer, faire des
grimaces aussi. Faire répéter, imiter pour corriger les défauts de
prononciation de nombreux enfants ou simplement pour articuler un mot
difficile. Apprendre à lire en associant les mouvements de la bouche aux sons
que l’on produit. Désormais le langage sous son masque n’a presque plus de
visage.
Dans notre classe, nous pouvons circuler librement, parfois
nous rouler par terre, nous coucher sur le banc, ramper sous une table ou se
mettre en chaussettes pour grimper sur un coussin ... Parce qu’à notre âge
bouger est un besoin vital. Désormais chacun doit se tenir toute la journée à
sa place, en classe comme en récréation, désormais on se déplace en suivant un
sens de circulation.
Dans notre classe, le contact physique est rassurant. On se
range par deux, on a parfois besoin de câlins pour soigner un chagrin, on remet
nos barrettes dans les cheveux, on se tient par la main, on se fait des bisous.
Il y a des ATSEM toujours là pour nous aider à moucher un nez qui coule,
enfiler une chaussure, parfois nettoyer un petit accident. La classe est un
endroit qui sécurise autant qu’il inspire : on y prépare des gâteaux pour les
anniversaires, en léchant à tour de rôle la cuillère et en suçant nos doigts.
Et on déguste notre part sur laquelle un copain vient de souffler très fort !
Désormais on respecte un mètre de distance et on désinfecte chaque chose que
vous avez touchée. C’est là tout ce qui fait que cette classe est un endroit
vivant, bouillonnant, joyeux, chaleureux. Humain. L’école qui a ouvert cette semaine, ce n’est pas cette école
: certains adultes imaginent que nous pourrons faire classe sans rien toucher,
sans bouger, en restant éloignés les uns des autres. Ils ont dû oublier que
l’école ça ne pouvait pas être ça. On ne peut pas faire des enfants des petits
robots inactifs, passifs, à qui l’on apprend à se méfier de l’autre. Faire de
la classe un endroit où l’on a peur de tomber malade. Faire que les familles
aient peur de mourir à cause de l’école.
Certains enfants ne reviendront même pas à l’école, il
faudra vider leur pupitre, revoir le travail qu’ils n’ont jamais pu terminer,
retrouver leur crayon grignoté, leur livre de bibliothèque préféré. Mettre leur
matériel dans un sac poubelle, comme si on mettait le reste de l’année aux
vidanges.
Si j’avais pu, j’aurais tellement aimé se dire au revoir
autrement. Terminer l’année sous un soleil éclatant, en pleine canicule, avec
une belle fête pour prendre le temps de se dire qu’on va se revoir l’année
prochaine. Si j’avais pu, j’aurais pris le temps de vous regarder dans les yeux
et vous dire à quel point je suis fière de tout le chemin que vous avez
accompli. J’aurais pris le temps, chaque jour, de terminer la mission que je me
suis donnée à la rentrée.
Prenez soin de vous mes élèves. J’espère que vous garderez
votre soif d’apprendre au cours des prochaines semaines, que vous aurez la
force de rester des enfants malgré l’absurdité du monde de certains adultes.
Article de ACC publié dans le JTT du jeudi 21 mai.