Rendez-vous à 15h10 au parking Est de la Citadelle, près du char Martin. Je suis en avance, le temps est froid et venteux, de gros nuages noirs défilent à toute allure dans le ciel clair. Bien, le spectacle sera perturbé, changeant, je craignais d’avoir un horizon bouché. Quelques promeneurs emmitouflés, chiens en laisse.
Mon accompagnateur arrive, c’est Laurent, un ami de Josiane. Nous montons ensemble au château, lui, sans peine, il est entrainé, à venir chaque jour à pied du CCN. La grille, le souterrain, la cour, il ouvre la salle voûtée dévolue aux veilleurs, puis va s’assurer de la sécurité. Je reste au chaud.
Jolie vue sur l’arrière de la citadelle, talus ras, encore verts, corbeaux luttant contre le vent. Les fossés, les casemates, plus loin, l’autoroute, et le viaduc du TGV, ligne blanche bien nette dans la grisaille.
15h 40. Nous sortons, et montons sur la terrasse, les rafales redoublent de force. L’ « objet » est devant moi, petite guérite de bois, fragile, aérienne, trônant au-dessus d’un escalier digne d’un échafaud. La 22 ème fenêtre. Laurent m’ouvre la porte, puis s’en va. Je suis seule. Surtout, bien noter toutes mes impressions. L’espace restreint et sobre : un rectangle de 1, 50 m sur trois, vitré aux deux extrémités. Dommage, pas de vue à 360°, la Miotte et la terrasse sont cachées, le cinéma des quais aussi. L’intérieur est tempéré, 15°, sensation de chaleur, à l’abri du vent qui hurle dehors. L’odeur du bois, prégnante, agréable. Confort austère : un tabouret. La lumière naturelle est douce. Et la vue sur Belfort sublime.
Exercice difficile pour moi, qui ne suis pas une visuelle. Regarder, observer, sans laisser mon esprit divaguer.
L’harmonie de la ville, son unité, est frappante. Toits pointus sombres, bâtiments austères, imposants, égayés par des façades colorées, des parements de grès. Innombrables fenêtres alignées géométriquement, répondant dans une amusante symétrie aux automobiles rangées sur les parkings. Nombreux espaces verts, les fortifications d’abord, vertes et roses, puis les jardins publics déserts, les bosquets dépouillés, plus loin, l’étang des Forges, l’Espérance, la Savoureuse, enfin les banlieues et leurs immeubles, les collines aux forêts sombres, le Mont, le Salbert. Et l’entourage bienveillant de montagnes, croupes roussâtres des Vosges au Nord, plateaux gris du Jura au Sud.
Dans le ciel bleu, cavalcade ininterrompue de gros nuages noirs, annonciateurs de neige. Le soleil apparait parfois, faisant naître des couleurs fugitives, jaunes, dorées sur le massif vosgien, éclairant les villages du piémont, je distingue même l’église d’Auxelles. Les corbeaux luttent contre le vent, puis se laissent porter. Il y a plus de corbeaux en l’air que de piétons en ville ! Dominant le bruit des rafales, on n’entend que leurs piaillements, et les inévitables pin-pons urbains.
Je m’attarde sur les principaux bâtiments, reliés à mon histoire par des milliers de souvenirs. Le lycée Condorcet, où j’ai fait ma terminale, près duquel j’ai habité quelques années, après mon mariage, la gare de tous les départs. Le Granit où j’ai commencé à écrire, dans sa tour de verre, la Mairie et ses Vocalises, la salle des fêtes et sa piste de danse. La préfecture, où j’ai souvent piétiné, la chambre de commerce, où les enfants allaient en stage. Le kiosque et le marché aux puces, l’Atria et la foire aux livres. Les Résidences où j’ai enseigné, l’appart de ma mère que je suis en train de vider, la Sécu, où il faut aller chercher des papiers pour JP. Saint Christophe, au clocher emballé pour travaux, égrène ponctuellement les quarts d’heure.
Trêve d’égarements, il est 16h, les rues s’animent, les administrations commencent à se vider, des gens pressés avec sacoches et sacs s’engouffrent dans leur voiture, les parkings s’aèrent. Un bataillon de poussettes se forme près de l’école, on entend les enfants qui chahutent dans la cour, se bousculent encore à la sortie, les parents rajustent bonnets et capuches, il fait froid. Quelques vitrines s’éclairent. Les voitures aussi allument leurs phares, les feux arrière rougeoient aux carrefours, la circulation s’intensifie.
Soudain, des cris, des halètements tout près de moi. Des visiteurs ? Des sportifs ? J’essaie de guigner, mais je ne vois pas la terrasse. Si, j’aperçois le coach, en short et T-shirt, qui se met en position pour faire des pompes, et lance : c’est la vie de château, le groupe répond : pourvu que ça dure, le coach : quand on veut…, le groupe : on peut ! et ainsi de suite… Message positif, somme toute. Au bout d’une vingtaine de pompes, ils repartent en courant, c’est un groupe de militaires. Normal dans le décor.
Une belle apparition du soleil, insoutenable au regard, entre deux invasions nuageuses noires. Les innombrables velux sur les toits renvoient la lumière, comme des éclats de verre. Puis les nuages avalent le soleil, seuls quelques rayons traversent encore, en faisceau de lignes géométriques. Les fenêtres de bureaux, d’appartement s’allument, l’éclairage public, quelques décorations de Noël, suivent. On ne distingue plus des collines alentour qu’une masse sombre.
16h 45, Laurent vient me chercher. Une photo de moi devant l’ « objet ». Mais je veux rester encore, je veux voir la nuit sur la ville, il fait encore trop jour, avec ce ciel clair !
Nous prenons le temps, sur la terrasse, de bavarder, jusqu’à l’arrivée de l’obscurité, qui transforme la ville en un magma urbain indistinct. Puis nous regagnons la salle de détente, pour une boisson chaude et des impressions écrites. Laurent m’explique comment trouver les extraits de textes et photos sur le blog des Veilleurs. Il parle du projet final, un livre peut-être.
Comment l'idée est-elle venue à Joanne Leighton ? Ayant observé des veilleurs dans d’autres pays, apprécié le symbole, elle a imaginé en faire l’objet d’une performance, d’une promotion du CCN. Lors de sa candidature à la direction du CCN, son projet a plu. Le financement a été plus aisé à finaliser que les innombrables formalités de conception, réalisation, sécurité, responsabilité … L’obsession du contrôle, maladie du siècle. Mais le résultat est là : une logistique impeccable, les veilleurs se succèdent, matin et soir, comme au temps jadis, l’accompagnateur sert de passeur de témoin. Il facilite l’expression du ressenti de chacun, il ouvre toutes les portes...
Dans cette expérience, j'apprécie aussi l’aspect humain, le lien. Veiller sur Belfort du haut de la Citadelle, comme tant d’autres guetteurs l’ont fait depuis Vauban, c’est se placer dans une continuité historique. Et pendant que je veille sur les habitants, certains en bas repèrent ma présence, une silhouette qui se découpe au-dessus de la terrasse. Présence rassurante ? J’aimerais le croire. Pour les prisonniers, juste en contrebas, certainement oui, veiller, ce n’est pas surveiller.
De mon côté, j’ai profité d’une heure de contemplation arrachée à un emploi du temps trop rempli. Une heure la tête dans le ciel en furie, accrochée à un bâtiment qui ne craint pas les tempêtes, minuscule être humain, devant l’ample variété du paysage, de la ville, des hommes.
Une heure à observer le monde, la vie, sans intervenir, tout en restant un point de repère évident. Et si c’était cela, la sagesse, à soixante ans passés ?
Bien veiller. Bien vieillir.