Entre 1889 et 1890, 161 613 vipères ont été
tuées en Franche-Comté. Plus précisément 22 865 vipères dans le Jura, 32
097dans le Doubs, et 106 651 dans la Haute-Saône (d’après Louis Balthazar
dans le "Grand almanach français" de 1892). Ce nombre impressionnant
témoigne de ce qui était alors un véritable problème de santé publique en
France. La Franche-Comté était la région la plus touchée par le phénomène, en
particulier la vallée de la Loue. Les parois rocheuses chauffées au soleil, la
vigne et ses grappes sucrées, la présence de l’eau, favorisaient la
prolifération des serpents. L’état était obligé de subventionner des chasseurs
de vipères pour protéger la population.
Césaire, un passionné de nature
C’est dans ce contexte que Césaire Phisalix naît à
Mouthier-Haute-Pierre en 1852, dans une vieille famille de vignerons. Contrairement
à la tradition familiale, et malgré son goût pour les sciences naturelles, après
une scolarité à Lods, Ornans puis Besançon, il poursuit ses études de médecine
à Paris, au sein de l’armée par nécessité financière. Il soutient sa thèse de
doctorat en 1877 et devient médecin militaire. Mais sa véritable vocation,
c’est naturaliste, et chaque fois qu’il le peut, il étudie la faune et la flore
qui l’entourent. Après diverses affectations, dont la Tunisie où il tombe
gravement malade, il revient se soigner en Franche-Comté. Il soutient sa thèse
de docteur ès sciences en 1885 à Besançon, où il est par suite embauché comme
professeur en zoologie médicale à la faculté.
En 1888, Césaire, ayant quitté l’armée pour cause de
santé, obtient un poste au Muséum d’histoire naturelle à Paris. C’est là qu’il
peut enfin entreprendre ses recherches de sérum contre le venin des serpents.
Avec son confrère Gabriel Bertrand, dans le sillage des travaux de Pasteur, il préconise
de dénaturer le venin par la chaleur, puis de l’injecter à un cheval qui
synthétise les anticorps, ce qui permet d’obtenir un sérum efficace. En 1894 il
présente ses résultats : la sérologie antivenimeuse est née. Sauvant ainsi
des milliers de vies dans les campagnes, il est couvert de prix et
d’honneurs par l’Académie des sciences, l’Instruction publique, nommé Chevalier
de la Légion d’honneur (1900).
Marie, une femme brillante et généreuse
En 1895, Césaire épouse Marie Picot. Née à Besançon en
1861, dans une famille aisée, Marie a suivi une éducation exemplaire. Elle a intégré
l’école normale supérieure de Sèvres en 1882, devenant une des premières femmes
agrégées de sciences en France. Professeur au lycée de jeunes filles de
Besançon, elle rencontre Césaire à l’occasion d’un stage d’études au
laboratoire maritime de Roscoff. Elle suit Césaire au Muséum, collaborant pleinement
(et bénévolement) à ses travaux. Mordue quelquefois par ses
« protégés », elle n’hésite pas à analyser et tester sur elle les
théories qu’elle développe. Elle soutient sa thèse de médecine en 1900,
devenant une des premières femmes médecins de France.
Marie assiste Césaire pendant sa longue maladie. Après
le décès de celui-ci à 53 ans, en 1906, elle poursuit ses recherches et devient
une herpétologue réputée, spécialiste des études sur les batraciens et
reptiles. Comme les femmes ne peuvent pas être embauchées au Museum, alors strictement
masculin, elle n’a que le statut de bénévole. Cependant, par ses compétences et
son statut social, elle réussit à s’imposer dans le monde universitaire
machiste de l’époque. Sa carrière est exceptionnelle, elle publie plus de 270
articles ou ouvrages scientifiques, et est, elle aussi, couverte de prix,
Officier d’Académie, Chevalier de la Légion d’Honneur (1923).
Marie est une féministe convaincue et généreuse, œuvrant
pour l’éducation des femmes, leurs droits civiques, et aidant financièrement
les associations. Elle préside notamment le 14 avril 1945 une réunion de la
Ligue française pour le Droit des femmes, sur le rôle des électrices dans la
reconstruction du pays. Elle revient chaque été dans la maison
familiale de Mouthier, pour travailler sur les petits animaux que lui apportent
les enfants du village ou le facteur. En 1907, elle crée à Mouthier un petit
musée d’histoire naturelle, dont elle finance l’aménagement, et pour lequel
elle obtient du Muséum de Paris une petite collection d’animaux naturalisés,
fossiles et serpents au formol. En 1912, lors de l’inauguration de la nouvelle
école du village dédiée à son époux Césaire Phisalix, elle offre le mobilier
scolaire et le matériel scientifique. Elle contribue aussi à enrichir la
collection du musée de Sciences naturelles de la Citadelle à Besançon. Elle
décède en 1946, à 84 ans. Les deux époux sont inhumés dans le cimetière de
Mouthier.
L’héritage moral des Phisalix
Ce couple exceptionnel de bienfaiteurs de l’humanité fut
fêté dignement à son époque. Mais depuis leur histoire était tombée dans
l’oubli, sauf chez les spécialistes. En 2006, pour commémorer le centième
anniversaire du décès de Césaire, le soixantième de celui de Marie, le Congrès
national d’herpétologie s’est tenu à Mouthier-Haute-Pierre. Un événement
d’importance pour le village, où une exposition rappelant leur vie et leur
œuvre a été organisée. La brochure « Deux savants au pays de
Courbet », publiée à cette occasion par Christophe Cupillard, les a fait
connaître du grand public. Aujourd’hui, d’autres ouvrages scientifiques évoquent
l’importance du rôle des Phisalix.
Renversement total de situation : Depuis l’arrêté
du 11 février 2021, les vipères, étant en voie de disparition, et pourtant
nécessaires à l’équilibre de l’écosystème, font partie des espèces protégées. Plus
question de les chasser, ni de les tuer. Quand en août 2023, une vipère s’est introduite
dans l’ancienne maison Phisalix, les actuels propriétaires ont dû attendre
patiemment qu’elle veuille bien sortir. Peut-être que la Vouivre voulait ainsi rappeler
au village le centenaire de la remise de la Légion d’honneur à Marie ?
Les morsures de vipère
En France, la vipère est le seul animal venimeux en
liberté. Actuellement on compte environ 1000 morsures par an, dont 4 ou 5 sont
mortelles. Il faut préciser que, dans la moitié des cas, la vipère n’injecte
pas de venin, c’est une morsure blanche, sans gravité.
Quand la vipère injecte son venin, la morsure est
douloureuse. Les symptômes apparaissent au bout d’une demi-heure : gonflement
du membre, puis nausées, vomissements, diarrhée, accélération du rythme
cardiaque. Il faut tranquilliser le blessé, faire un pansement lâche car le
membre touché enfle, appeler le Samu ou aller à l’hôpital, où un sérum antivenimeux
peut être administré. Surtout, ne pas aspirer, inciser. L’aspi venin est
totalement inefficace en ce cas, car le venin est injecté trop profondément.
Marie Phisalix, le retour
Depuis peu, c’est sur les réseaux sociaux, à la radio,
la TV, qu’on reparle des Phisalix, grâce à la curiosité et la créativité d’un
jeune habitant de Mouthier, David Giacoma. Passionné par l’histoire de son
village, un des plus beaux de la Vallée de la Loue, et par celle des Phisalix,
il amis au point un escape game sur ce thème. La longue pause du Covid
lui a permis de faire des recherches, d’inventer des énigmes, de mettre au
point un parcours, et d’affiner sa stratégie commerciale. Et depuis l’été 2021,
il propose aux touristes une aventure ludique d’environ 3h et 4 km à travers le
village de Mouthier. De la fontaine au Lion jusqu’au pont de pierre sur la
Loue, de la cascade de Syratu à l’ancienne maison des Phisalix, de l’église du
XVe au musée, les joueurs doivent s’entraider pour résoudre des énigmes et
découvrir le sérum antivenimeux caché par Marie Phisalix…
D’autres expériences immersives dans la nature et la
culture de la vallée de la Loue sont aussi proposées. Contact : Sur
Facebook : Peyi è Syratu (Pays de Syratu en patois comtois). https://serumphisalx1.wixsite.com/my-site/le-jeu
Article publié dans l'Esprit Comtois n° 34 d'hiver 2024.