Armand Petitjean est né en 1884 à Saint-Loup dans une famille de distillateurs de fruits. Enfance choyée, studieuse, qui a donné à Armand et ses frères la force nécessaire pour affronter l’adversité et oser l’aventure. A la mort du père (Armand a 10 ans), la famille éprouvée quitte Saint-Loup pour la Belgique maternelle. C’est là qu’Armand grandit, poursuit des études d’ingénieur commercial et épouse quelques années plus tard Nelly Everaert. La distillerie familiale ayant fermé ses portes, il part avec ses frères faire fortune en Amérique du Sud. Ensemble, ils fondent une société d’import-export à Santiago du Chili. Affaire rapidement florissante, les frères ont la bosse du commerce.
L’aventure chilienne dure
jusqu’en 1925 environ, date à laquelle Armand se sépare de son frère aîné dont
il ne supporte plus l’autorité. Il faut dire qu’il a rencontré pendant la
Première Guerre mondiale, le secrétaire général du ministère des affaires
étrangères Philippe Berthelot. Celui-ci a repéré les
capacités d’Armand et lui a confié quelques missions diplomatiques en Argentine
et au Chili. Mais Armand refuse le poste d’ambassadeur, il préfère les
affaires. Il se lie d’amitié avec le célèbre parfumeur parisien François Coty
qui l’engage comme directeur de l’agence de Rio de Janeiro, au Brésil. Là,
Armand réussit si bien que le parfumeur le nomme directeur commercial à Paris
en 1927. Au-delà de son efficacité dans la gestion commerciale de la luxueuse maison
Coty, Armand se découvre un talent de « nez », essentiel pour l’identification
des arômes et la création des parfums. Il se passionne pour l’univers de la
parfumerie.
Au décès de Coty en 1934,
il démissionne et décide de fonder, à plus de 50 ans, sa propre maison de
parfumerie et de produits de beauté. Le 21 février 1935, la société Lancôme
voit le jour. Pourquoi Lancôme ? Pour rimer avec Vendôme, la prestigieuse place
des joaillers parisiens. Car le projet d’Armand c’est de voir une marque
française rayonner à l’international dans le domaine de la beauté. Après avoir
pensé à l’appeler Saint-Loup, en hommage à ses origines, il a vite renoncé à ce
vocable trop masculin. Dommage pour la Haute-Saône !
En juin 1935, Armand
lance simultanément cinq nouveaux parfums lors de l'Exposition universelle de
Bruxelles. Pour l'époque, ce sont des parfums surprenants, dont l’emballage
étonne. Tropiques, Conquête, Kypre, Tendres Nuits,
et Bocages, avec leurs bouteilles ornées d'or, d'orchidées, de forêts
vertes, ou de moulures, font un pied de nez à l'ascétique géométrie Art Déco du
moment. Toutes auréolées de médailles et récompenses, ces fragrances composées
de délicates nuances de fleurs ou d’épices ont un objectif : séduire les femmes
sur les cinq continents. Voici comment Armand décrit ses parfums : "... Tropiques
est comme le miel. Avec son épaisse couche d'épices et d'aromates, il effraye
la plupart des Anglais et les habitants du Nord de l'Europe, même si le parfum
peut faire sens pour des femmes de la haute société ou des artistes. Conquête,
un parfum concentré de roses sur une base de chypre, saura plaire à toute femme
qui aime se faire remarquer quand elle entre dans un théâtre ou un restaurant.
Le style frais et décontracté de Bocages est parfait pour les jeunes
femmes et saura séduire les Suédois, les Norvégiens, les Belges, les Allemands
ainsi que les femmes du nord de la France. Kypre devrait être traité
comme un Bourgogne ; il doit vieillir dans son flacon, comme le vin. Dans notre
climat, il s'agit plus d'un parfum d'hiver, mais pour les pays de l'Est et
d'Amérique du Sud, il peut se porter en toutes saisons ... "
Car Armand est un esthète. Passionné par la beauté, très séducteur, toujours impeccablement élégant, il sait charmer son auditoire et exige toujours le meilleur. Amateur de roses, dont il fera l’emblème de Lancôme, il les cultive dans la roseraie de sa villa de Ville-d’Avray. Chaque lancement de ses parfums est un événement fastueux auquel est invité le Tout-Paris, danseurs, actrices, couturiers, personnalités politiques. Pour lui beauté rime avec élégance. Et élégance avec France. Mais derrière ses yeux bleus se cache un redoutable homme d’affaires.
En 1936, il s’entoure de
scientifiques et crée Nutrix, une crème de soin nutritive à base de
sérum naturel, de protéines et de vitamines, qui régénère la peau. Après la
parfumerie et les soins du visage, Armand Petitjean se tourne ensuite vers le
maquillage et en 1938, alors que la mode est au rouge à lèvres couleur sang,
indélébile mais desséchant, il lance Rose de France, un rouge à lèvres
rose pâle, qui rend les lèvres brillantes. C’est un véritable succès. Avec ce
coup de maître, et à l’aide d’agents commerciaux envoyés dans le monde entier,
il impose sa marque sur le marché international des cosmétiques. Les trois
branches d'activité de Lancôme se dotent chacune d’un logo différent : une rose
pour la parfumerie, un chérubin pour le maquillage, et une fleur de lotus pour
les produits de beauté.
La Seconde Guerre mondiale et ses restrictions entraînant une pénurie de matières premières, Armand décide de développer la formation de son personnel au plus haut niveau. En février 1942, il fonde l’École Lancôme où des femmes triées sur le volet sont formées à la cosmétologie, à l’art du maquillage et aux techniques de vente. Hostile à la publicité, il mise sur ces femmes pour être des ambassadrices de la marque à travers le monde entier. Magie, Trésor, Marrakech, La vie est belle, les parfums se suivent, le succès grandit, les exportations sont en plein essor. En 1955, les produits Lancôme sont distribués dans 98 pays.
Armand Petitjean est un homme comblé.
Dans sa villa des Vallières, il organise de luxueuses fêtes, des concerts, des
spectacles. Il vit avec son épouse Nelly, passionnée d'orchidées et fleuriste
de talent. Le déjeuner dominical est une institution qui réunit les enfants
(sept), petits-enfants, cousins, et quelques personnalités qu'Armand veut
honorer. Musique, jeux, danses et réunions de travail sont au programme après
un somptueux déjeuner. « Il avait construit son empire ; il était son
souverain incontesté et méritait son surnom : Armand le Magnifique ».
Armand Petitjean est également serein
pour son entreprise. Sa succession est assurée, non par son fils,
Armand-Marcel, un écrivain reconnu, qui a toujours proclamé qu'il n'irait
jamais travailler pour son père, « ce magnifique tyran », mais par
son petit-fils, Jean-Claude, qui accompagne son grand-père partout, étudie la
parfumerie, parle dix langues, est un sportif accompli.
Dès 1946, la reprise aidant, Armand avait projeté de
déménager l’activité de production de l’usine de Courbevoie, devenue
insuffisante pour répondre à la demande de la clientèle. Au début des années 1950, il se lance dans un
projet de grande ampleur : construire à Chevilly-Larue près d’Orly un véritable
palais-usine, le « Versailles » de la parfumerie.
Mais les états de grâce ne durent pas
longtemps. En 1955, son épouse décède, Armand est dévasté. L'année suivante,
son petit-fils adoré, Jean-Claude, décide de ne pas rejoindre Lancôme. Pour
Armand Petitjean la chance tourne.
Difficultés
aussi dans l’entreprise. Armand figé dans ses certitudes refuse une idée qui
révolutionnera les ventes de maquillage : le rouge à lèvres en tube
jetable. Il ne peut imaginer qu'une femme élégante puisse préférer un tube en
plastique à un étui en plaqué or aux dessins finement sculptés. Il a tort. La
vente des magnifiques rouges à lèvres Lancôme tombe en chute libre. En 1961, la
situation financière de la société devient critique. A 77 ans il doit céder la direction de l'entreprise à son
fils l'écrivain Armand-Marcel Petitjean.
Armand-Marcel
(1913-2003) n'a
aucune expérience en affaires, mais il s'attelle courageusement à la tâche en
tant que directeur provisoire, juste au moment où la construction de la
nouvelle usine s'achève. C'est donc sous sa direction que l'entreprise de
Courbevoie est transférée à Chevilly le 20 juin 1962. D'une esthétique superbe,
le « Versailles de la Parfumerie » est inauguré en grande pompe, avec 1500
invités. La Garde Nationale forme une haie d'honneur aux personnalités de la
politique et de la société civile. Le temps est splendide. La photographie officielle
avec Armand et Armand-Marcel révèle néanmoins le malaise : L'un cherche son
père du regard, l'autre, Armand le Magnifique, semble étranger à la visite des
splendides bâtiments, il se sent exclu de la concrétisation de son rêve.
Armand-Marcel passe trois ans à la tête de Lancôme. Trois ans au cours desquels il essaye d'adapter la
marque aux nouvelles réalités du marché. L'équipe Lancôme le soutient loyalement. Mais devant les problèmes financiers récurrents, la fortune d’Armand en partie engloutie, les banques, puis la famille se résolvent à envisager la vente de l’entreprise. Il faut trouver un repreneur français, qui préservera la marque. Ce sera L’Oréal, qui rachète Lancôme en 1964.
Armand Petitjean décède le 28 septembre 1970 à l’âge de 86 ans. Il a fait de Lancôme une marque de beauté prestigieuse, garante de l’élégance à la française, dont la renommée est internationale. Son Versailles de la parfumerie est devenu l’un des plus grands centres de Recherche et Innovation. Si les lettres dorées « L’Oréal » ont remplacé « Lancôme » au frontispice du bâtiment principal, l’avenue qui le longe porte le nom du fondateur.
Article publié dans le numéro 27 de l'Esprit Comtois (printemps 2022)
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