samedi 30 juillet 2022

« Armand le magnifique », ambition et glamour en Haute-Saône

On peut naître dans un petit village isolé et connaître une destinée prestigieuse. C’est le cas de Armand Petitjean (1884-1970), qu’une exposition à Saint-Loup-sur-Semouse vient de révéler au grand public. Armand fut une personnalité de premier plan au XXe siècle : en tant que fondateur de la société de parfums et cosmétiques Lancôme, il a fréquenté toutes les célébrités de son époque, mené grand train, et porté la France au premier rang de l’industrie de la beauté. 

Armand Petitjean est né en 1884 à Saint-Loup dans une famille de distillateurs de fruits. Enfance choyée, studieuse, qui a donné à Armand et ses frères la force nécessaire pour affronter l’adversité et oser l’aventure. A la mort du père (Armand a 10 ans), la famille éprouvée quitte Saint-Loup pour la Belgique maternelle. C’est là qu’Armand grandit, poursuit des études d’ingénieur commercial et épouse quelques années plus tard Nelly Everaert. La distillerie familiale ayant fermé ses portes, il part avec ses frères faire fortune en Amérique du Sud. Ensemble, ils fondent une société d’import-export à Santiago du Chili. Affaire rapidement florissante, les frères ont la bosse du commerce.

L’aventure chilienne dure jusqu’en 1925 environ, date à laquelle Armand se sépare de son frère aîné dont il ne supporte plus l’autorité. Il faut dire qu’il a rencontré pendant la Première Guerre mondiale, le secrétaire général du ministère des affaires étrangères Philippe Berthelot. Celui-ci a repéré les capacités d’Armand et lui a confié quelques missions diplomatiques en Argentine et au Chili. Mais Armand refuse le poste d’ambassadeur, il préfère les affaires. Il se lie d’amitié avec le célèbre parfumeur parisien François Coty qui l’engage comme directeur de l’agence de Rio de Janeiro, au Brésil. Là, Armand réussit si bien que le parfumeur le nomme directeur commercial à Paris en 1927. Au-delà de son efficacité dans la gestion commerciale de la luxueuse maison Coty, Armand se découvre un talent de « nez », essentiel pour l’identification des arômes et la création des parfums. Il se passionne pour l’univers de la parfumerie.

Au décès de Coty en 1934, il démissionne et décide de fonder, à plus de 50 ans, sa propre maison de parfumerie et de produits de beauté. Le 21 février 1935, la société Lancôme voit le jour. Pourquoi Lancôme ? Pour rimer avec Vendôme, la prestigieuse place des joaillers parisiens. Car le projet d’Armand c’est de voir une marque française rayonner à l’international dans le domaine de la beauté. Après avoir pensé à l’appeler Saint-Loup, en hommage à ses origines, il a vite renoncé à ce vocable trop masculin. Dommage pour la Haute-Saône !

En juin 1935, Armand lance simultanément cinq nouveaux parfums lors de l'Exposition universelle de Bruxelles. Pour l'époque, ce sont des parfums surprenants, dont l’emballage étonne. Tropiques, Conquête, Kypre, Tendres Nuits, et Bocages, avec leurs bouteilles ornées d'or, d'orchidées, de forêts vertes, ou de moulures, font un pied de nez à l'ascétique géométrie Art Déco du moment. Toutes auréolées de médailles et récompenses, ces fragrances composées de délicates nuances de fleurs ou d’épices ont un objectif : séduire les femmes sur les cinq continents. Voici comment Armand décrit ses parfums : "... Tropiques est comme le miel. Avec son épaisse couche d'épices et d'aromates, il effraye la plupart des Anglais et les habitants du Nord de l'Europe, même si le parfum peut faire sens pour des femmes de la haute société ou des artistes. Conquête, un parfum concentré de roses sur une base de chypre, saura plaire à toute femme qui aime se faire remarquer quand elle entre dans un théâtre ou un restaurant. Le style frais et décontracté de Bocages est parfait pour les jeunes femmes et saura séduire les Suédois, les Norvégiens, les Belges, les Allemands ainsi que les femmes du nord de la France. Kypre devrait être traité comme un Bourgogne ; il doit vieillir dans son flacon, comme le vin. Dans notre climat, il s'agit plus d'un parfum d'hiver, mais pour les pays de l'Est et d'Amérique du Sud, il peut se porter en toutes saisons ... "

Car Armand est un esthète. Passionné par la beauté, très séducteur, toujours impeccablement élégant, il sait charmer son auditoire et exige toujours le meilleur. Amateur de roses, dont il fera l’emblème de Lancôme, il les cultive dans la roseraie de sa villa de Ville-d’Avray. Chaque lancement de ses parfums est un événement fastueux auquel est invité le Tout-Paris, danseurs, actrices, couturiers, personnalités politiques. Pour lui beauté rime avec élégance. Et élégance avec France. Mais derrière ses yeux bleus se cache un redoutable homme d’affaires.

En 1936, il s’entoure de scientifiques et crée Nutrix, une crème de soin nutritive à base de sérum naturel, de protéines et de vitamines, qui régénère la peau. Après la parfumerie et les soins du visage, Armand Petitjean se tourne ensuite vers le maquillage et en 1938, alors que la mode est au rouge à lèvres couleur sang, indélébile mais desséchant, il lance Rose de France, un rouge à lèvres rose pâle, qui rend les lèvres brillantes. C’est un véritable succès. Avec ce coup de maître, et à l’aide d’agents commerciaux envoyés dans le monde entier, il impose sa marque sur le marché international des cosmétiques. Les trois branches d'activité de Lancôme se dotent chacune d’un logo différent : une rose pour la parfumerie, un chérubin pour le maquillage, et une fleur de lotus pour les produits de beauté.

La Seconde Guerre mondiale et ses restrictions entraînant une pénurie de matières premières, Armand décide de développer la formation de son personnel au plus haut niveau. En février 1942, il fonde l’École Lancôme où des femmes triées sur le volet sont formées à la cosmétologie, à l’art du maquillage et aux techniques de vente. Hostile à la publicité, il mise sur ces femmes pour être des ambassadrices de la marque à travers le monde entier. Magie, Trésor, Marrakech, La vie est belle, les parfums se suivent, le succès grandit, les exportations sont en plein essor. En 1955, les produits Lancôme sont distribués dans 98 pays.

Armand Petitjean est un homme comblé. Dans sa villa des Vallières, il organise de luxueuses fêtes, des concerts, des spectacles. Il vit avec son épouse Nelly, passionnée d'orchidées et fleuriste de talent. Le déjeuner dominical est une institution qui réunit les enfants (sept), petits-enfants, cousins, et quelques personnalités qu'Armand veut honorer. Musique, jeux, danses et réunions de travail sont au programme après un somptueux déjeuner. « Il avait construit son empire ; il était son souverain incontesté et méritait son surnom : Armand le Magnifique ».

 

Armand Petitjean est également serein pour son entreprise. Sa succession est assurée, non par son fils, Armand-Marcel, un écrivain reconnu, qui a toujours proclamé qu'il n'irait jamais travailler pour son père, « ce magnifique tyran », mais par son petit-fils, Jean-Claude, qui accompagne son grand-père partout, étudie la parfumerie, parle dix langues, est un sportif accompli.

Dès 1946, la reprise aidant, Armand avait projeté de déménager l’activité de production de l’usine de Courbevoie, devenue insuffisante pour répondre à la demande de la clientèle. Au début des années 1950, il se lance dans un projet de grande ampleur : construire à Chevilly-Larue près d’Orly un véritable palais-usine, le « Versailles » de la parfumerie.

Mais les états de grâce ne durent pas longtemps. En 1955, son épouse décède, Armand est dévasté. L'année suivante, son petit-fils adoré, Jean-Claude, décide de ne pas rejoindre Lancôme. Pour Armand Petitjean la chance tourne.

Difficultés aussi dans l’entreprise. Armand figé dans ses certitudes refuse une idée qui révolutionnera les ventes de maquillage : le rouge à lèvres en tube jetable. Il ne peut imaginer qu'une femme élégante puisse préférer un tube en plastique à un étui en plaqué or aux dessins finement sculptés. Il a tort. La vente des magnifiques rouges à lèvres Lancôme tombe en chute libre. En 1961, la situation financière de la société devient critique. A 77 ans il doit céder la direction de l'entreprise à son fils l'écrivain Armand-Marcel Petitjean.

 

Armand-Marcel (1913-2003) n'a aucune expérience en affaires, mais il s'attelle courageusement à la tâche en tant que directeur provisoire, juste au moment où la construction de la nouvelle usine s'achève. C'est donc sous sa direction que l'entreprise de Courbevoie est transférée à Chevilly le 20 juin 1962. D'une esthétique superbe, le « Versailles de la Parfumerie » est inauguré en grande pompe, avec 1500 invités. La Garde Nationale forme une haie d'honneur aux personnalités de la politique et de la société civile. Le temps est splendide. La photographie officielle avec Armand et Armand-Marcel révèle néanmoins le malaise : L'un cherche son père du regard, l'autre, Armand le Magnifique, semble étranger à la visite des splendides bâtiments, il se sent exclu de la concrétisation de son rêve.


Armand-Marcel passe trois ans à la tête de Lancôme. Trois ans au cours desquels il essaye d'adapter la 

marque aux nouvelles réalités du marché. L'équipe Lancôme le soutient loyalement. Mais devant les problèmes financiers récurrents, la fortune d’Armand en partie engloutie, les banques, puis la famille se résolvent à envisager la vente de l’entreprise. Il faut trouver un repreneur français, qui préservera la marque. Ce sera L’Oréal, qui rachète Lancôme en 1964.

Armand Petitjean décède le 28 septembre 1970 à l’âge de 86 ans. Il a fait de Lancôme une marque de beauté prestigieuse, garante de l’élégance à la française, dont la renommée est internationale. Son Versailles de la parfumerie est devenu l’un des plus grands centres de Recherche et Innovation. Si les lettres dorées « L’Oréal » ont remplacé « Lancôme » au frontispice du bâtiment principal, l’avenue qui le longe porte le nom du fondateur.

Article publié dans le numéro 27 de l'Esprit Comtois (printemps 2022)



Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire