A Vuillafans dans le Doubs, une rue s’appelle
« rue Gérard », on y trouve la « maison Balthazar ». Ces
noms, qui paraissent anodins, cachent pourtant une histoire sanglante
étonnante : Balthazar Gérard doit sa célébrité au fait d’avoir assassiné
Guillaume d’Orange en 1584. Pourquoi un assassin a-t-il été traité en
héros en Franche-Comté ? Les retournements de l’Histoire nous
l’expliquent.
L’enfance de Balthazar et le contexte
espagnol
Balthazar Gérard naît à Vuillafans en 1557 dans une
fratrie de onze enfants. Son père Jean Gérard est un bourgeois fervent
catholique, sa mère est d’origine hollandaise. A l’époque, la Franche-Comté (fief
de Bourgogne) est sous domination espagnole et rattachée aux Pays-Bas,
espagnols eux aussi. Le roi d’Espagne Philippe II, qui règne depuis Madrid, a
confié l’administration de ces provinces septentrionales à sa sœur Marie de Parme
assistée du cardinal de Granvelle, éminent dignitaire Comtois.
Philippe II est alors le personnage le plus puissant
d’Europe, son royaume s’étend de l’Espagne aux Pays-Bas en passant par Milan,
Naples, la Sicile, la Bourgogne et l’Autriche… (Le royaume de France est alors
entièrement cerné par l’empire des Habsbourg). Elevé dans la tradition
catholique stricte, Philippe II est le champion de la Contre-Réforme, il persécute
les protestants, encourage l’Inquisition. Quand les Pays-Bas gagnés par le
protestantisme se révoltent contre l’administration espagnole catholique, la
situation lui est intolérable.
Le cardinal de Granvelle a en effet mis le pays à feu
et à sang, en organisant une répression terrible contre les protestants. Car
aux Pays-Bas toutes les couches de la société sont favorables au protestantisme.
Les gentilshommes locaux dénoncent les exactions, demandent le départ de
Granvelle, et l’obtiennent en 1564. Mais leur révolte prend de l’ampleur, ils ne
tolèrent plus la présence des troupes espagnoles qui pillent le pays,
souhaitent aussi se libérer de la tutelle administrative espagnole, et de leur
souverain Philippe II. A leur tête : le prince
Guillaume d'Orange-Nassau, appelé Guillaume le Taciturne. Un homme intègre et
populaire, jusque-là associé au régime.
La conversion de Guillaume d’Orange,
Ce prince hollandais,
né à Nassau en 1533, héritier entre autres de la principauté d'Orange, au sud
de la France, a d’abord été élevé dans la foi catholique à la cour de Charles Quint.
Quand en 1559, Philippe II a succédé à son père, il a même été nommé stathouder (gouverneur)
des provinces de Hollande, Zélande et Utrecht. Mais Guillaume s’insurge contre les
exactions des Espagnols contre les protestants et le 31 décembre 1564,
devant le Conseil d'État, il exprime sa conviction intime, proprement
révolutionnaire : « Je ne peux pas admettre que les
souverains veuillent régner sur la conscience de leurs sujets et qu'ils leur
enlèvent la liberté de croyance et de religion. » La rupture avec Philippe est consommée.
Guillaume
d'Orange doit s'enfuir en Allemagne. Il se convertit ensuite au calvinisme et
revient aux Pays-Bas avec 20 000 hommes en mars 1572. Fort du soutien
populaire, il est nommé gouverneur des Pays-Bas par les insurgés. Mais n'arrive
à s'imposer qu’au nord, sur le littoral de la Frise, de la Zélande et de la
Hollande. Les provinces du sud (actuelle Belgique) restent aux mains des
Habsbourg. La scission entre les différentes provinces est entérinée.
L’exaspération de
Philippe II est telle qu’il signe en 1580, sous l’influence de Granvelle, un
incroyable édit promettant
l'anoblissement et 25 000 écus à quiconque tuerait Guillaume d’Orange.
La décision de Balthazar
L’écho des
événements qui bouleversent les Pays-Bas arrive en Comté bourguignonne, et dans
les années 1570, Balthazar Gérard, alors âgé d’une douzaine d’années, en est
informé. Le soutien donné par le prince d’Orange
aux protestants, sa conversion à cette religion honnie et sa rébellion contre
le roi le révoltent. Catholique fanatique, comme son père, Balthazar développe
alors le désir obsessionnel de tuer Guillaume d'Orange. Il mûrira ce projet plusieurs
années. Et lorsqu'en juin 1580 Philippe II fait connaître sa décision de récompenser quiconque tuera le félon, c’est
le déclic : Balthazar Gérard se sent appelé, se sait capable d’accomplir
cette mission. Il entreprend le voyage jusqu’à Delft aux Pays-Bas pour assassiner Guillaume.
Comment
et pourquoi un jeune homme de 26 ans, natif d’un modeste village comtois a-t-il
l’audace de se lancer dans une telle entreprise ? Plusieurs
suppositions peuvent l’expliquer : Le fanatisme religieux de l’époque et
de la région. L’appât du gain, l’espoir d’une petite noblesse aussi. Mais
d’autres influences ont certainement joué un rôle : L’omniprésence locale
des Granvelle, maîtres de la contrée, au destin prestigieux à la cour d’Espagne.
Par leur entourage, la famille Gérard pouvait être facilement informée des
volontés de Philippe II. Eventuellement être récompensée. Peut-être aussi l’influence
de la mère de Balthazar, d’origine hollandaise, a-t-elle dédramatisé ce
voyage en terre inconnue ? Il fallait aussi un soutien financier.
L’assassinat de Guillaume le Taciturne
En
jeune homme sûr de sa mission, Balthazar part donc pour Delft, résidence de
Guillaume aux Pays-Bas. Il s’arrête à Utrecht, quand il apprend que Guillaume
vient d’être victime d’un attentat. En effet, en mai 1581, les états généraux
des Provinces-Unies du nord ayant proclamé la déchéance du roi d'Espagne, une riposte
inévitable advient le 15 mai 1582, à Anvers : un mercenaire tire au
pistolet sur Guillaume d'Orange. Le prince est blessé et l'assassin aussitôt
mis en pièces par la foule. Un détail qui n’affecte pas Balthazar, fanatisé.
Guillaume ayant survécu à ses blessures, Balthazar poursuit donc son chemin
jusqu’à Delft. Son plan est bien préparé, il se fait passer pour un protestant
en fuite, afin d'approcher Guillaume. Dès son arrivée, il mène une vie austère,
assiste aux offices
protestants, prétend avoir des renseignements à donner au prince. Par des
connaissances il parvient à approcher
Guillaume au Prinsenhof, lui parler, celui-ci lui confie même une petite mission pour
son retour en France. Pendant quelques jours, Balthazar Gérard revient
régulièrement au palais de Delft, s’y fait connaître. Et le 10 juillet 1584, il attend le passage de Guillaume
et tire sur lui trois balles de pistolet. Guillaume succombe quelques minutes
après. Dans le tumulte, Balthazar arrive à s’enfuir, mais il est capturé plus
tard sur les fortifications de la ville.
Après un
interrogatoire, d’affreuses tortures et un procès rapide, où il déclare avoir
obéi aux ordres de son roi, et ne regrette rien, il est exécuté le 14
juillet. La liste des horreurs qu’il subit avec courage, sans se plaindre, est
atroce. Main droite brûlée au fer rouge, peau arrachée de ses os avec une tenaille ardente. Le cœur extrait de son corps et jeté au visage. Décapité puis écartelé, les différentes parties de son corps exhibées en ville, tandis que sa
tête est empalée sur une perche et placée devant la maison du prince d’Orange.
Ainsi finit Balthazar Gérard, devenu héros dans Vuillafans la catholique.
En apprenant la nouvelle, Philippe II jubile, il a gagné. Pourtant il ne s'empresse pas de
s'acquitter de la promesse de récompense. C'est seulement par des lettres
du 20 juillet 1590, et après de
longues sollicitations des héritiers Gérard, qu'il leur cède les seigneuries de Lièvremont, Houtaud et Dommartin, confisquées sur le prince d'Orange au comté de Bourgogne, pour en jouir
en toute propriété, jusqu'à ce que les vingt-cinq mille écus promis leur soient
payés par lui ou ses successeurs.
Et maintenant ?
Aux intégrismes
religieux a succédé la laïcité à tout prix. Pourtant à Vuillafans subsiste un
témoignage de ces exactions fanatiques, avec la plaque de la rue Balthazar Gérard.
Au Musée Sarret de Grozo Arbois, on trouve aussi une toile anonyme du 16e
siècle illustrant l’assassinat. Cet événement majeur dont la Comté pouvait
s’enorgueillir à l’époque de Philippe II et du cardinal de Granvelle a depuis
totalement disparu des mémoires comtoises.
Contrairement aux
Pays-Bas, où Guillaume d’Orange-Nassau n’est pas du tout oublié. Il est même considéré et fêté comme le
libérateur du pays.
Et l'hymne national hollandais « Het Wilhelmus » (le Guillaume) a été écrit en son honneur :
Guillaume
de Nassau
je suis, de sang allemand,
à la patrie fidèle
je reste jusque dans la mort.
Un Prince d'Orange
je suis, franc et courageux,
le Roi d'Espagne
j'ai toujours honoré.
De vivre dans la crainte de Dieu
je me suis toujours efforcé,
pour cela je fus banni,
de mon pays, de mon peuple éloigné.
Mais Dieu me mènera
comme un bon instrument,
de telle manière que je retourne
dans mon régiment…
Article publié dans Esprit Comtois numéro 33 d'automne 2023.